La 81e édition de l’Assemblée Générale Annuelle (AGM) IATA, qui vient de débuter aujourd’hui à Delhi, a offert une tribune pour pointer du doigt une série de contradictions structurelles dans la politique aérienne européenne. Alors que le Vieux Continent se pose en fer de lance de la décarbonation du transport aérien, les mesures effectivement prises par les institutions européennes s’avèrent souvent contre-productives. À rebours du consensus industriel, Bruxelles impose une pression normative, fiscale et réglementaire sans articulation stratégique cohérente, laissant l’industrie dans une impasse entre injonctions climatiques et affaiblissement compétitif.
Une ambition climatique assumée mais mal exécutée.
L’Europe a été le premier continent à intégrer l’aviation dans un marché carbone dès 2012 via l’EU ETS, puis à promouvoir une utilisation croissante des carburants durables (SAF), avec un objectif ambitieux de 70% en 2050. Ce leadership normatif n’est pas contesté. Ce qui l’est, c’est la manière.
Dans sa présentation en amont de l’AGM, Rafael Schvartzman, vice-président Europe IATA, dénonce un « cocktail de mesures punitives, inefficaces et décorrélées de la réalité opérationnelle » : taxation bilatérale des billets, redevances environnementales non réinvesties dans la transition, contraintes sur l’accessibilité aéroportuaire, et exigences de SAF sans garantie d’approvisionnement ni soutien à la production locale.
En d’autres termes, l’Europe fixe des objectifs ambitieux, mais ne se donne pas les moyens industriels ou économiques de les atteindre, tout en pénalisant fiscalement les compagnies opérant sur son sol. Le résultat ? Une transition déséquilibrée, à la fois coûteuse pour les acteurs européens et peu incitative pour les transporteurs non-européens.

L’effet boomerang des taxes nationales sur l’aviation européenne.
Les initiatives fiscales nationales fragmentent davantage un marché déjà complexe. Aux Pays-Bas, une taxe passager unique frappe les vols long-courriers à plus de 25 euros, quelle que soit la distance réelle parcourue, sapant la compétitivité de KLM face à des hubs mieux situés comme Istanbul ou Doha. L’Allemagne, quant à elle, a relevé sa taxe aérienne en mai 2024, affectant davantage les compagnies court- et moyen-courrier. En Suède, la proposition d’indexer les taxes au niveau d’émissions de chaque vol laisse planer une incertitude supplémentaire.
Ces politiques nationales, souvent conçues pour des raisons de politique intérieure, nuisent directement à la connectivité régionale. Comme le souligne IATA, les vols court-courriers européens – pourtant essentiels à l’économie locale – sont les plus pénalisés, alors même qu’ils représentent une part modeste des émissions totales du secteur aérien.

SAF : l’ambition sans le carburant.
La ReFuelEU Aviation Regulation impose une part croissante de SAF dans le kérosène livré aux aéroports européens. Mais si la cible (2% d’ici 2025, 6% en 2030 et 70% en 2050) est claire, l’offre, elle, est insuffisante. L’Europe représente aujourd’hui à peine 10% de la production mondiale de SAF. Et l’absence de politiques de soutien à l’investissement industriel empêche tout véritable effet d’entraînement.
Plus encore : faute de subventions comparables à l’Inflation Reduction Act américain, les producteurs européens ont peu d’incitations à augmenter leurs capacités. Le paradoxe est brutal : les compagnies doivent consommer un carburant qui n’est pas disponible, à un coût exorbitant, sans qu’aucune infrastructure ne soit réellement déployée pour en garantir l’accès. L’effet net : des surcoûts supportés uniquement par les opérateurs européens et leurs passagers.

Compétitivité en danger de l’aviation européenne.
IATA tire la sonnette d’alarme : dans un marché mondial où le trafic est en forte reprise, les mesures européennes creusent un désavantage compétitif majeur. Les hubs du Golfe, de Turquie ou d’Asie du Sud-Est bénéficient d’une fiscalité plus favorable, d’une politique d’État pro-croissance, et d’une vision intégrée des enjeux d’aviation et d’économie. À l’inverse, l’Europe semble faire de son secteur aérien un bouc émissaire symbolique, sans considération pour ses externalités positives.
Ce désalignement stratégique est d’autant plus préoccupant que le transport aérien contribue à plus de 13 millions d’emplois et 886 milliards d’euros au PIB européen. À long terme, une pression mal calibrée pourrait détruire plus d’opportunités qu’elle n’en crée.
Aviation européenne : vers un dialogue de sourds ?
Si l’industrie multiplie les appels au dialogue, les institutions européennes restent largement sourdes aux demandes de concertation. Le plan Fit for 55, porté par la Commission, impose une feuille de route qui laisse peu de place à l’adaptation. La vision linéaire, descendante et moralisatrice qui sous-tend les politiques climatiques européennes peine à intégrer la complexité des arbitrages économiques, techniques et sociaux inhérents à l’aviation.
En réponse, IATA appelle à une approche plus pragmatique : incitations plutôt que sanctions, accompagnement industriel plutôt que taxation punitive, coopération transfrontalière plutôt qu’empilement national. À défaut, l’Europe risque d’étouffer un secteur qui, paradoxalement, est aujourd’hui l’un des plus engagés dans la transition.
Conclusion.
L’aviation européenne se trouve à la croisée des chemins. Entre injonction climatique et réalités opérationnelles, le modèle actuel atteint ses limites. L’AGM 2025 qui débutera officiellement demain mettra en lumière une vérité difficile à entendre pour Bruxelles : à force de viser la vertu sans stratégie, l’Europe pourrait perdre ce qu’elle prétend protéger. À commencer par la connectivité, l’innovation, et le leadership industriel de son secteur aérien.
Et vous, pensez-vous que l’Europe saura réconcilier ambition climatique et compétitivité économique ?
Julien.